Petite histoire du site


La construction de l'hôpital Caroline sur l'île de Ratonneau, au large de Marseille, entre 1823 et 1828, est menée de front avec celle du port du Frioul, pour renforcer la protection sanitaire de la ville jugée insuffisante en 1821, après l'inquiétante apparition de la fièvre jaune venue d'Espagne. Trois ensembles à terme, sont destinés à remplacer le vieux lazaret continental d'Arenc utilisé pour les pestiférés :
- le port de Pomègues, agrandi par la construction d'une nouvelle jetée
- l'hôpital Caroline, pour traiter les malades
- le port du Frioul protégé par la digue Dieudonné, et le lazaret du Frioul (après 1850).
Il s'agit de tenir à distance un nouveau fléau, mais aussi de préserver les relations maritimes, base de l'économie locale. Les bateaux suspects iront donc en quarantaine, et les malades seront soignés dans le nouvel hôpital, sans qu'il soit nécessaire d'arrêter tout trafic. Deux institutions sont à l'origine du projet : l'Intendance sanitaire du port, et la Chambre de commerce, appuyés par le Conseil municipal, et le préfet. Tous ont encore en mémoire l'hécatombe causée par la peste entre 1720 et 1722, et au XIXe siècle, on est encore dans une logique de contrôle faisant du lazaret un facteur déterminant du trafic international.

Le lieu de la construction est une plateforme rocheuse, dégagée artificiellement, proche du cap de Croix face au château d'If, et idéalement située entre trois calanques : au sud Saint-Estève, au nord l'Eoube et Ratonneau, pour l'approche en bateau. La route carrossable entre le port du Frioul et Caroline sera tracée ultérieurement, en 1857. Cette implantation très scénographique, répond à plusieurs préoccupations, liées au programme sanitaire
- nécessité d'avoir un lieu élevé donc aéré, car on compte sur le vent pour chasser les miasmes de la maladie.
- proximité de la mer pour faciliter les communications, et permettre de pomper l'eau dont on aura besoin pour laver les sols.
- isolement strict, pour la quarantaine.
- facilité de garde et de surveillance.
D'emblée on note les désirs conjoints d'enfermement et de soins, reflets du débat scientifique en cours sur la contagion. La réponse sera purement architecturale, avec une certaine liberté de style, par rapport aux stéréotypes de ce genre de programme à mi-chemin entre l'univers carcéral et hospitalier. Mais il y a quelque chose en plus à Caroline, un caractère propre, une sorte de magie à laquelle beaucoup de visiteurs sont sensibles.

Le premier projet de 1821 répondait à une surévaluation du nombre des malades, avec ses 200 lits car basé sur les ravages que venait de faire l'épidémie à Barcelone (20 000 morts). Trop coûteux, il sera révisé et discuté à nouveau jusqu'à l'acceptation définitive des plans par le ministère de l'Intérieur en 1823. Ce projet final, avec un budget réduit des 2/3, peut recevoir 48 malades, et 24 convalescents. l'Intendance sanitaire ne peut cependant supporter la dépense, celle-ci sera imputée sur les allocations gouvernementales à la Chambre de Commerce et remboursée par la Ville à partir de 1825.




L'architecte est Michel-Robert Penchaud, architecte de la Ville et du Département. Né en 1772 près de Poitiers, où son père est architecte de la Province, il étudie à Paris dans l'atelier de Percier et Fontaine, et occupe un poste au Conseil des Bâtiments Civils, avant de venir à Marseille en 1803, à la demande du préfet Thibaudeau. Son activité s'étend aux départements voisins (Gard, Hérault, Var), et à la restauration des monuments antiques du midi. On lui doit à Marseille (encore visibles) la façade d'entrée du lycée Thiers, l'arc de tiomphe de la porte d'Aix (1825-1835), le temple de la rue Grignan (1822-1824), à Aix le Palais de justice et les prisons (1822-1831), à Saint-Rémy l'église Saint-Martin (1818-1827). Tous ces ouvrages confirment sa réputation d'artiste auprès de ses concitoyens. Membre de l'Académie de Marseille, très lié avec les milieux artistiques et scientifiques de Paris, récompensé par l'Institut pour un projet de restauration de la Maison Carrée de Nîmes, il pourrait n'être qu'un néoclassique, mais une approche moins superficielle révèle une tout autre personnalité.


Le cas de l'hôpital Caroline, est à cet égard riche d'enseignements car Penchaud n'a pas suivi à la lettre la directive parisienne qui lui était donnée : "un hôpital dans une île dont l'accès sera interdit aux curieux n'a pas besoin d'être un monument d'architecture". Paradoxalement, l'économie recommandée est à l'origine de ce qui nous séduit aujourd'hui : une composition habile et méditée où chaque élément est logiquement choisi en fonction du programme, et où les éléments naturels l'air et l'eau, ont un rôle à jouer.
- L'air : L'emplacement "a sa direction naturelle sous le vent nord-ouest, le plus favorable de tous pour la guérison des malades", un vent qui pénètre partout dans la division des malades et des convalescents, "le sol de chaque bâtiment sera élevé de quatre pieds au-dessus du sol extérieur. Le soubassement sera percé d'ouvertures hémycirculaires qui établiront un courant d'air au-dessous du plancher…"
- L'eau : "…les eaux de mer seront portées au réservoir commun par un aqueduc dont l'origine sera fixée au puits à roue de 3 étages qui sera établi à proximité. Des citernes seront creusées au nombre de 6 dans l'enceinte principale, une 7e sera sous la buanderie…"


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L'enceinte carrée (de 100 m de côté) s'infléchit de deux arrondis, l'un fermé au sud, l'autre ouvert au nord, par un escalier à double révolution en fer à cheval, pour l'accès des malades, aux pavillons d'entrée. Côté ouest, au débouché du chemin, une cour annexe de 40 m de côté est réservée aux intendants, en libre communication avec le dehors. A cheval sur les deux cours, conception panoptique de la surveillance, le bâtiment du capitaine constitue le lieu d'où l'on peut tout voir, et se rendre partout. L'ordre civil considère le quarantenaire comme un délinquant potentiel qui doit être enfermé : malades, convalescents et administrateurs sont cantonnés dans des quartiers distincts, isolés entre eux, et coupés de l'extérieur par une enceinte. Le descriptif établi par l'architecte lui-même pour présenter son projet de 1823 rend bien compte du parti de distribution et du système de circulation.
L'espace de la grande cour, ceint d'un chemin de ronde, comprend la division des malades (deux bâtiments en croix, et pavillon des bains), et celle des convalescents (deux bâtiments allongés de part et d'autre de la capitainerie) ; au centre la chapelle, visible de tous, rehaussée sur podium ; en arrière, le logement des infirmiers, du chirurgien, et de l'aumônier cache à la vue des malades la salle de dissection et la morgue.

Tout contact est évité entre malades et convalescents, entre personnel soignant et administrateurs, les quartiers sont isolés entre eux par des grilles. Le matériel et les médicaments nécessaires aux malades sont transmis aux infirmiers dans le sas constitué par la salle se trouvant sous la chapelle. La place de chacun est définie, les circulations ont leur logique, est font penser à la ville pestiférée du 17e siècle, dont Michel Foucault donne l'image : "espace clos, découpé, surveillé en tous points, où les individus sont insérés à une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés… où le pouvoir s'exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est fortement repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts…"

La pauvreté des moyens financiers est sans nul doute à l'origine de l'austérité des bâtiments, comme du choix du module de base 12 fois répété, celui des chambres des malades et des convalescents : une pièce de 7m x 6m et 3,80m de hauteur, pour 6 lits séparés chacun par une fenêtre, entre vide sanitaire et grenier ventilés. Deux chambres encadrent une loggia-promenoir dans les pavillons des convalescents, Quatre chambres pour les pavillons des malades, disposées en étoile autour d'un "escalier-ventilateur" à limon hélicoïdal de 2,40m de jour central, assurant l'aspiration de l'air vicié vers le haut.
Le plan qui en résulte est régulier, peut-être composé selon les grilles enseignées par J.N.L.Durand à l'Ecole polytechnique, et largement diffusées par les recueils d'architectures.
Pourtant la symétrie n'est qu'apparente, cassée par les formes et dispositions des pavillons. L'élévation est simple, composée en damiers de pleins et vides mais de subtils rapports sont établis entre ces éléments, créant un rythme visuel d'un bâtiment à l'autre. Ce type de bâtiment à loggia évoque les villas rustiques à l'italienne, dessinées par Percier et Fontaine les maîtres de Penchaud, connus pour leur éclectisme. Ils les conseillaient pour leur moindre coût. Les différents niveaux sont simplement marqués par des bandaux, et seul le pavillon du capitaine est valorisé par un escalier à double révolution et un encadrement de porte à bossage. La chapelle en forme de temple grec occupe le centre de la grande cour des malades, et l'autel doit être vu de toute part, car dans une perspective religieuse, le salut passe par la purification, l'espoir par la prière : le péristyle est donc conçu comme une claire-voie, et la cella supprimée

Ce qui guide partout l'architecte, c'est l'adéquation entre les bâtiments, l'usage qui en sera fait, leur situation, et les moyens dont il dispose. L'austérité imposée fait qu'il doit recourir à des éléments calibrés, dont la reproduction en grand nombre sur le chantier est source d'économies. Penchaud fait ici la preuve qu'il sait composer avec une virtuosité étrangère à toute idée de pastiche, pour répondre à des exigences précises, en se référant à des formes connues en Méditerranée. Il puise dans ce répertoire avec une grande liberté, introduit quelques concessions aux poncifs académiques, comme les exèdres, et il aboutit à une composition équilibrée, dont l'harmonie persiste malgré les destructions.

La remise en cause des mesures de quarantaine pour les adapter aux "conditions modernes" a très vite fait paraître le nouveau lazaret obsolète, tandis que le débat scientifique autour des épidémies devenait international, faisant du contaminé un malade provisoirement isolé, sous contrôle médical. Il reste que les capacités de réémergence des agents infectieux sont infinies, et nous exposent à l'occasion de nouvelles épidémies à la réédition de vieilles terreurs, celles-là même qui ont été à l'origine du concept de quarantaine, et dont l'hôpital Caroline est une parfaite matérialisation.



Hélène Daret- communication congrès Cths, Bastia jeudi 16 avril 2003
Dernière correction : octobre 2005